Boston, États-Unis, octobre 2008
Le ciel était couvert et de violentes averses s’étaient abattues depuis le matin sur la ville. Il court une blague sur Boston : « Si le temps ne vous plaît pas, ne bougez pas, ça ne durera pas. » Les écarts de température peuvent y être éprouvants, grimpant ou chutant de vertigineuse façon en quelques heures.
Claire refit pour la troisième fois le tour du pâté de maisons, slalomant dans les rues charmantes et étroites de Beacon Hill, sans doute le plus joli quartier de Boston. Le plus onéreux, également. Des avancées de trottoirs en brique décorées de bacs de fleurs ou plantées de hauts lampadaires, répliques du XIXe siècle, censées ralentir les véhicules, l’avaient rendu encore plus impraticable. Boston est l’une des rares villes des États-Unis où il vaut mieux marcher que conduire, sans doute parce qu’elle fut bâtie avant l’invention de l’automobile.
Chase, cinq ans, installé à l’arrière, répéta pour la dixième fois de sa voix plaintive :
— Quand est-ce qu’on rentre, maman ?
— Bientôt, chéri. Il faut absolument que je livre ce travail à l’éditeur. Continue à écrire. Tu me montreras lorsque nous serons à la maison.
Depuis qu’il connaissait l’alphabet, le plus grand bonheur de Chase avait été d’« écrire » dans un grand cahier, c’est-à-dire de tracer des mots qui n’avaient aucune signification, successions parfois étonnantes de lettres. Ses parents s’étaient convaincus qu’il deviendrait un nouveau Philip Roth ou Jonathan Franzen.
Claire s’était de tout temps destinée à l’enseignement. Cependant, trois enfants, dans une ville où les faire garder coûte très cher, l’avaient dissuadée de poursuivre dans son projet. Elle se serinait que ce n’était que partie remise, que lorsque tous seraient plus grands, plus autonomes, elle réaliserait son rêve. Cela étant, ce n’était pas ce que gagnait Terence, son mari, dans sa compagnie d’assurances qui leur permettait de faire des folies. Aussi contribuait-elle à leur existence en corrigeant des manuscrits, réécrivant des traductions. Un travail qu’elle aimait et qui lui permettait de rester chez elle. Et puis, Terence et elle avaient opté dès leur rencontre pour une certaine qualité de vie. Sortir de la course au fric, prendre le temps d’exister, faire des enfants par amour, pour s’en occuper vraiment. Même s’ils jonglaient parfois en fin de mois, s’ils passaient toujours leurs vacances dans la maison de campagne des parents de l’un ou de l’autre, si les sorties étaient rares, si chaque achat était pesé, Claire ne le regrettait pas.
Elle jeta un regard à sa montre en pestant :
— Ah mince, c’est pas vrai. Dix-huit heures passées ! Quel fichu quartier ! Impossible de se garer.
Passant à nouveau devant l’immeuble de brique rouge de son éditeur, elle décida :
— Bon, écoute… j’en ai pour deux minutes… Je te laisse dans la voiture, portières bouclées. Tu n’ouvres à personne, d’accord ?
Elle braqua. La voiture grimpa sur le trottoir pentu. Elle serait signalée par les riverains dans les trois minutes qui suivraient. La police était féroce avec ce genre d’infraction et rappliquerait aussitôt. En général, cela vous valait une amende salée et le remorquage de la voiture à la fourrière. Néanmoins, elle s’épargnerait la dernière punition grâce à son fils à l’arrière. Quant au reste, elle la jouerait mère débordée, inquiète pour son emploi et étranglée par un vilain éditeur sans cœur. Elle se répandrait en excuses et en promesses de ne jamais récidiver. Ça marchait assez bien.
Elle sauta du véhicule, verrouilla les portières à l’aide de la clef, sa vieille Ford datant d’avant les télécommandes en série. Elle grimpa à la hâte la volée de marches qui menait à l’entrée du bel immeuble ancien, haut de trois étages. Elle enfonça le bouton de l’Interphone. La voix de Ben résonna aussitôt.
— C’est Claire. Désolée, impossible de se garer.
Un déclic, elle traversa au pas de charge le hall d’entrée et monta l’escalier qui menait au duplex de son éditeur. Il l’attendait sur le pas de la porte, élégant dans son costume de soie beige soutenu.
— Je suppose que vous n’avez pas le temps pour un verre ?
— Non… j’ai laissé mon fils dans la voiture, en bonne mère indigne qui cherche à éviter la fourrière, plaisanta-t-elle.
— Oh, moi, je sanglerais ma vieille mère dans un siège bébé à l’arrière s’il le fallait, renchérit-il sur le même ton. En plus, avec son fichu caractère, elle impressionnerait n’importe quel flic de Boston.
Claire pouffa, lui tendant la grosse enveloppe kraft. Elle précisa :
— Il y avait pas mal de boulot, notamment des concordances de temps, des répétitions, etc. J’ai indiqué mon compte d’heures sur un Post-it. Comme d’habitude, en rouge les corrections inévitables, genre les fautes d’anglais, au crayon à papier les suggestions, en cas de répétitions ou de phrases un peu lourdes, etc.
— Je suis sûr que c’est de l’excellent travail.
— Je file, Ben. Encore pardon. Je ne veux pas laisser Chase trop longtemps seul.
— Non, attendez, j’ai autre chose pour vous. Une retraduction d’un texte important, La Généalogie de la morale.
— Ah, Nietzsche.
— Délicat. Bien sûr, corrigez la nouvelle traduction et vérifiez par rapport à l’ancienne… qu’il n’y ait pas de similitudes flagrantes même si weiß se traduit toujours par « blanc » ! Je vous donne ça.
— C’est-à-dire que…
— Deux secondes. Hum… j’ai laissé le tapuscrit dans mon bureau, à l’étage.
Il monta à la hâte. Il sembla à Claire qu’il s’éternisait. Elle jetait de fréquents regards derrière elle, vers l’escalier. Enfin, il redescendit en s’exclamant :
— C’est toujours quand on est pressé qu’on ne retrouve plus rien ! Allez, filez. À très vite. Si vous récoltez une amende pour stationnement interdit, vous me l’envoyez.
— Merci, c’est gentil.
Claire dévala les marches et rejoignit la rue. D’abord un gros soulagement accompagné d’un plaisir un peu enfantin. Pas un uniforme en vue. Elle était ravie. Elle avait fait une bêtise et elle ne serait pas punie pour cela. Puis un étonnement vague. Elle se rapprocha du véhicule. Où était passé son fils ? Pourquoi la portière arrière était-elle entrouverte ? Elle fonça, son cœur s’emballant. Elle inspecta l’habitacle, puis scruta les alentours, ses jambes tremblant de façon incontrôlable. Elle tenta de juguler la panique qui l’envahissait. En vain. Où était Chase ?
Incapable d’ordonner ses pensées, elle fonça, ses pieds effleurant à peine les briques du trottoir très en pente. Elle tentait d’évaluer la distance que pouvait parcourir un enfant de cinq ans en l’espace de cinq à six minutes. Elle pila à l’intersection de Beacon Street, regardant en tous sens, cherchant son fils. Il ne pouvait pas s’être volatilisé. Affolée, essoufflée, elle remonta la rue en courant. Une voiture de patrouille venait de se garer derrière sa Ford. Une jeune flic la verbalisait alors que son coéquipier était resté derrière le volant.
Claire hurla :
— Officier, officier… mon fils a disparu… Chase… Il a cinq ans… Je… Je… C’est ma faute…
Elle s’immobilisa à un pas de la jeune flic, bras ballants, incapable d’une autre parole, et fondit en larmes.
— Madame… votre nom, madame. Expliquez-moi. Essayez de vous calmer. Expliquez-moi, on est là, tenta de l’apaiser la policière en intimant d’un geste sec à son partenaire de la rejoindre.